Thorsten Botz-Bornstein

Transfigurations européennes: Eurafrique et Eurasie. 
Coudenhove-Kalergi et N.S. Trubetzkoy revisités*

Résumé : J’explique comment dans les années 1920, l’idée d’Europe a été employée pour construire un modèle anti-essentialiste de la communauté culturelle. En 1921, le mouvement eurasien lance une théorie, selon laquelle la Russie ne fait pas partie de l’Europe mais constitue, avec ses colonies asiatiques un continent séparé nommé « Eurasie » dont la frontière orientale est l’océan pacifique. Parallèlement, Richard Coudenhove-Kalergi (1894-1972) fonde le mouvement paneuropéen qui tombera dans l’oubli à partir des années cinquante, mais qui doit être considéré comme le mouvement fondateur de l’Union Européenne. En 1929, Coudenhove invente la notion d’« Eurafrique » comme version élargie de l’Europe incluant de même les colonies européennes. J'insiste sur le fait que Coudenhove et Trubetzkoy, un des représentants principaux de l’eurasianisme, affirment que les apogées culturelles ont souvent été le résultat d’une fusion.  Je mets aussi en avant des théories de la convergence culturelle.
 

Introduction

J’ai l’intention de développer dans cet article comment dans les années 1920, l’idée d’Europe a été employée pour construire un modèle anti-essentialiste de la communauté culturelle. En 1921, le mouvement eurasien lance une théorie, selon laquelle la Russie ne fait pas partie de l’Europe mais constitue, avec ses colonies asiatiques un continent séparé nommé « Eurasie » dont la frontière orientale est l’océan pacifique. Parallèlement, Richard Coudenhove-Kalergi (1894-1972) fonde le mouvement paneuropéen qui tombera dans l’oubli à partir des années cinquante par les pères de l’Union Européenne, mais qui doit être considéré comme le mouvement fondateur de l’Union Européenne. Puis, en 1929, Coudenhove invente la notion d’« Eurafrique » comme version élargie de l’Europe incluant de même les colonies européennes. Selon Coudenhove, l’Europe s’étend de l’Angola à Spitzberg et la mer méditerranéenne devrait être perçu comme l’axe de l’Europe et non comme sa frontière.
   Quoiqu’il existe des raisons de confronter l’eurasianisme et l’eurafricanisme aux accusations d’impérialisme culturel et économique, le degré de recherche des conceptions de base rend impossible toute interprétation de ces deux mouvements comme simple dérivations du chauvinisme. En principe, les théories eurasianistes et paneuropéennes sont « idéalistes » et très éloignées des constructions géopolitiques cyniques. Cependant, la majorité des arguments concernant l’auto-détermination culturelle ou le caractère relatif des frontières demeure pertinents. 
   Je comparerai les écrits de Coudenhove et ceux d’un des représentants principaux de l’eurasianisme, Nicolas S. Trubetzkoy (1890-1938), plus connu comme linguiste, comme représentant important du cercle de Prague et comme père de la phonologie, et dont les écrits portant plus largement sur la culture commencent à intéresser les universitaires. Et enfin, je veux montrer que les idées de Trubetzkoy et de Coudenhove manifestent des similarités concernant une conception « conversioniste » de la culture. Tous les deux développent un lien conceptuel paradoxal d’ouverture et de fermeture, d’auto-conscience et de conscience de l’autre à travers lequel ils arrivent à établir une alternative conceptuelle qui transcende le particularisme et l’universalisme. Tous les deux esquivent des définitions essentialistes de la « civilisation » comme entités auto-suffisantes et égocentriques et mettent en valeur d’une manière constructive la dépendance des communautés humaines au contact du monde « extérieur ».

   Quelques similarités biographiques entre Coudenhove et Trubetzkoy sont frappantes. Tous les deux sont nés au début des années 1890, tous les deux étaient des aristocrates, ils ont été forcés tous les deux à émigrer, ils ont vécu à Vienne et mené leurs vies au milieu des tensions entre l’Europe orientale et l’Europe occidentale aussi bien qu’entre le totalitarisme et l’humanisme.(1) Tous les deux sont restés conservateurs toutes leurs vies mais ont cultivé un humanisme sensible aux questions sociales. De plus, leurs écrits se rapprochent du point de vue stylistique, ils s‘engagent dans le domaine de l’anthropologie culturelle sans avoir, ni l’un ni l’autre, reçu une formation d’anthropologiste. Leurs écrits sont inspirés par quelques idées fondamentales et, sont, de ce fait, « populaires » au sens le plus large du terme.
   La position eurasianiste est certes anti-européenne puisque les eurasianistes interprètent la révolution de 1917 comme le point de rupture, où la Russie quitte le monde européen, interprétation très provocatrice puisqu’au 19ème siècle les russes considéraient leur pays comme européen, une identification que peu d’européens auraient contesté.(2) Pourtant, en nommant leur mouvement « eurasien », les eurasianistes ont eux aussi pris position vis-à-vis de l’Europe.

   Il convient de dire quelques mots sur le Panslavisme. L’utilisation d’un titre plus abrupt « Pan-Européanisme et Panslavisme » aurait certainement permis la mise en scène d’un parallélisme plus malléable car le Panslavisme et le Pan-Européanisme ont certains points en commun. Tous les deux sont nés dans le but de réunir autour d’un mouvement « pan- » (=gr. « tout ») les gens d’un groupe culturel que le destin avait divisé. Les étudiants slovaques Jan Kollar et Pavel Josef Safarik avaient transformé dans les années 1820 le nationalisme romantique allemand en nationalisme slave. Le Panslavisme représente un mélange d’éléments supranationalistes développés par des slaves non-russes qui ont ressenti le besoin de coopération. Dans les pays slaves occidentaux les poètes et les intellectuels avaient toujours le devoir de manipuler l’aspect idéologique des nations, bien que le mouvement Panslavisme intéresse la Russie(3) dans les années 1860. Le Panslavisme doit être considérée comme l’exemple d’un essentialisme culturel fermé que le Pan-Européanisme de Coudenhove et l’Eurasianisme souhaitent éviter. 
 

1. Eurasianisme

Les représentants de l’Eurasianisme sont Nicolas S. Trubetzkoy, le géographe Pëtr Nikolaevitch Savitzky, le théologien reconnu George V. Florovsky, le musicologue Pëtr P. Souvchinsky et le juriste Nicolaï N. Alekseev.(4) Il est possible de considérer l’Eurasianisme comme le développement intellectuel du Panslavisme et du Slavophilisme, corrigeant les derniers des connotations impérialistes. L’Eurasianisme impressionne par son développement intellectuel. Critiquant la réduction marxiste de l’histoire à la lutte de classes, les eurasianistes abordent les questions concernant la société et la formation de l’état. Leur œuvre embrasse trois champs principaux: la géographie reliée à l’économie, la jurisprudence et la théorie d’état, et les affaires spirituelles et culturelles. Ils ont une tendance générale à souligner les questions religieuses et métaphysiques, ce qui les met en position d’installer la Russie (comme Byzance) comme un amalgame d’éléments européen et asiatique et de considérer la « culture slave » comme un mythe. Leurs théories adoptent des tons « organiques » bien connus depuis le Slavophisme et le Panslavisme et de plus, ils élaborent une critique de la philosophie occidentale. Curieusement leurs pensées plutôt conservatrices sont combinées avec des idées distinctement progressistes sur l’organisation d’un état multiculturel tel qu’il a été conçu par Pëtr Struve,(5) avec également un degré impressionnant de relativisme culturel et d’anticolonialisme.
   Malgré cet arrière-plan conservateur et paternaliste, il est possible de trouver dans les écrits eurasianistes un « courant postmoderniste avant l’heure » (Girenok) parce qu’ils identifient l’Eurasie à une culture localisée. En conséquence, toute opposition de l’est contre l’ouest converge vers des théories de conversion culturelle et du transculturalisme. Ceci est d’autant plus manifeste dans les écrits de Trubetzkoy qui comportent un aspect éminemment culturologique. En aucun cas l’Eurasianisme peut être réduit à l’une ou l’autre théorie d’idéocratie ou de dictature. Le motif eurasianiste signifiant la séparation de la Russie de l’Europe, n’est pas le nationalisme mais l'accentuation effectuée des affinités culturelles entre les russes et les asiatiques.

2. Le mouvement paneuropéen et « l’Eurafrique »

La proposition eurasianiste représente un pas inattendu pour la civilisation russe: le fait que des personnes qui semblent a priori n’avoir aucune raison de se considérer comme des asiatiques s’identifient de manière éloquente aux scythes et aux mongoles rend le cas des eurasianistes unique. Cependant, Coudenhove, n’embrasse pas le relativisme culturel de la même manière que Trubetzkoy. Pour le mouvement paneuropéen, « l’européanisation » de l’Afrique et d’autres régions, dans le cas où celles-ci décideraient d’entrer au sein de la communauté paneuropéenne (comme la Turquie, l’Iran et Afghanistan), est une condition absolue pour la cohérence de l’Europe comme corps géopolitique et culturel. Cependant, « l’européanisation » ne serait pas aussi absolue qu’elle apparaitraît.
   On trouve des écrits théoriques concernant l’idée paneuropéenne au sein du livre L’Europe se réveille de Coudenhove (1934)(6) aussi bien que dans ses derniers livres dans lesquels il développe plusieurs de ses arguments initiaux.(7) Coudenhove choisit le nom « Paneurope » pour son mouvement dans le but non d’imiter les mouvements nationalistes comme le pan-Asianisme qui a dégénéré en une forme plus ou moins cynique d’impérialisme d’état mais, comme Coudenhove l’explique,

J’ai choisi le nom “Paneurope” parce que j’ai souhaité éviter l’impression de vouloir créer un état fédéral centraliste européen suivant le modèle américain, mais seulement une contrepartie européenne de « l’union panaméricaine » qui unit le double-continent américain en une communauté décousue d’états souverains (Pan-Europa, p. 58).

Ceci ne signifie pas que Coudenhove n’est pas conscient du Pan-Asianisme. Il l‘interprétait plutôt comme la formation d’un pouvoir économique: « En Asie, la race mongole se trouve aujourd’hui sous le régime japonais. Ce bloc d’états incluera et organisera un quart de l’humanité » (Ee, p. 39). Jusqu’à un certain point le mouvement paneuropéen se constitue à travers de telles considérations géopolitiques. Mais tandis que des préoccupations géopolitiques sont présentes dans les écrits de Coudenhove, nous n’y trouvons pas de théorie géopolitique. Etant donné que ce genre de théories était très courante dans les années 1920 et 1930, cette conclusion doit être considérée comme surprenante. Parmi ceux qui s’exprimaient en faveur de l’idée de pan-Europe en Allemagne, beaucoup souhaitaient la révision du traité de Versailles. Charles-Robert Ageron note que

ceux qui s’exprimaient dans la revue Zeitschrift für Geopolitik s’attachaient surtout au côté démonstratif du projet eurafricain, « parfait exemple de Grossraum Idee », selon le général Karl Haushofer, théoricien connu de la géopolitique. D’autres comme le Dr Schacht, lié à la fois au milieu des industriels travaillant pour l’exportation et aux commerçants coloniaux, pensaient surtout à l’Eurafrique en termes de marchés économiques et de sources de matières premières.(8)

De même, au Japon, l’idéologue pan-asianiste du gouvernement Masamichi Romaya a rédigé le concept d’un « Grand Régionalisme de l’Asie de l’Est » (« Greater East Asian Regionalism ») de façon incontestable à l’aide des pensées de Karl Haushofer (1869-1946);(9) mais Coudenhove ne considère pas ces références comme primordiales. Son Eurafrique « était d’inspiration libérale et ne recelait aucune arrière-pensée nationaliste » (Ageron p. 451). Primordial pour Coudenhove est l’idée issue du sens commun que l’Europe doit s’unir afin de pouvoir jouer un rôle important sur la scène internationale. 
   L’idée « d’Eurafrique » de Coudenhove en tant que corps géopolitique apparaît pour la première fois dans Europa erwacht! et dans les numéros du journal Paneurope de 1929. La relation multilatérale entre les six états européens et leurs dépendances d’outremer s’appelle officiellement « Eurafrique » jusqu’en 1973.(10) Comme les eurasianistes, Coudenhove est dans son élément quand il s’agit de diviser la « culture mondiale » en différents groupes culturels luttant entre eux. Même en 1971, (un an avant sa mort), il divisait le monde en Europe, Arabie, Inde, Chine, et Japon (WE, p. 68). De façon intéressante, l’échec du Pan-Asianisme permet au Japon et à la Chine d’apparaître de nouveau comme deux groupes séparés ; « l’Afrique », par contre, n’y apparaît pas du tout. Le remplacement de l’Europe par l’Eurafrique que Coudenhove effectue en 1929 était donc destiné à renforcer la position d’Europe à l’intérieur du jeu géopolitique et signifiait la « clé à la politique mondiale » (Ee, p. 23). Malgré tout, il serait faux, comme l’affirme aussi Anssi Kristian Kulberg, de réduire le Paneurope de Coudenhove à un simple tour d’adresse géopolitique: 

Considérer la vision paneuropéenne de Coudenhove-Kalergi comme une simple construction géopolitique qui réclame une hégémonie européenne « petite-bourgeoise », « blanche » ou même « raciste » sur d’autre régions géopolitiques (Kövics), ou de la voir tout d’abord comme un projet antisocialiste (Tuomainen) semble être explicitement une fausse interprétation des idées morales de Coudenhove-Kalergi, comme le fait la critique qui se dirige contre les paneuropéens du côté des nationalistes allemands et italiens entre les guerres qui, tels que le Compte de Lerchenfeld (arc ennemie du Pan européanisme), voyait le mouvement paneuropéen comme une conspiration des juifs de Vienne et de franc maçons. (…) La vision paneuropéenne n’est pas tout simplement basée sur une vision de l’Europe unie mais sur une vision forte de comment une Europe unie devrait être construite sur la base de valeurs de la liberté et de la non-violence.(11)

En opposition, les eurasianistes ont été fascinés par la géopolitique. Cependant, celle-ci était si désuète qu’on arrivait à peine à la prendre au sérieux (bien qu’Hitler et Staline y croiront encore plus tard).(12) Les eurasianistes se sont beaucoup intéressés aux analyses de Sir Halford John Mackinder, un géographe britannique qui a rédigé en 1904 un essai intitulé « Le pivot géographique de l’histoire » proposant que le contrôle de l’Europe de l’Est est essentiel pour une personne souhaitant gouverner le monde.
   Cependant, si les eurasianistes utilisent la pensée de Mackinder afin d’établir l’existence de l’Eurasie, ils n’avaient pas l’ambition de « contrôler le monde ».(13) L’intérêt de Trubetzkoy était purement culturel et loin des ambitions géopolitiques de tout genre.
   Comme l’Eurasianisme, le pan-Européanisme de Coudenhove renonce à toute unification politique forcée. C’est ce qui distingue ces mouvements du fascisme et du bolchévisme. Quoiqu’à un niveau interne, l’idée de pan-Europe était guidée par un intérêt géopolitique au regard de la politique étrangère, l’unification européenne n’a pas du être forcée de manière pragmatique et autoritaire. Jusqu’à la fin, l’unification européenne restait une affaire d’idéalisme. L’Europe en tant qu’unité culturelle n’était pas pour Coudenhove une question d’identification politique, historique ou raciale mais plutôt celle d’une éthique et d’un style commun. Par la législation romaine et la religion chrétienne, Coudenhove offre « le style de vie du véritable gentleman » comme la plus importante spécificité de ce qui est typiquement européen. De là, il conclut que l’éducation (Bildung) n’est pas seulement une affaire de l’esprit mais aussi de la personnalité.
   Les sonorités « personnalistes » qui nous frappent dans les livres de Coudenhove, étaient très courantes à cette époque en Russie. Trubetzkoy, tout comme le naturaliste Danilevsky, le Panslaviste Kireevsky, le philosophe religieux, Pavel Florovsky (à ne pas confondre avec l’eurasianiste George Florovsky), Berdiaev et Karsavin, étaient des philosophes personnalistes qui tentent de découvrir un principe dissimulé au sein de la culture, un principe fonctionnant de façon immédiate et capable de réunir l’individu avec son environnement dans la personnalité. Pour Trubetzkoy, le personnalisme est la base de l’individualité dans toute société.
   Une question demeure ouverte: dans quelle mesure tout ceci est-il aussi vrai pour l’Eurafrique? L’Eurafrique est-il un modèle de domination ou de coopération? Pour Liliana Ellena, l’Eurafrique symbolise l’européanisation et l’exploitation de l’Afrique. Dans le nouvel empire européen, « la connaissance des empires individuels doit devenir une connaissance européenne partagée par les nations colonisatrices et non-colonisatrices ».(14) A travers l’Eurafrique, l’Afrique deviendra le foyer de millions d’européens pour qui leur patrie était devenue trop étroite, et pour qui les colonies deviendront les fournisseurs principaux de matières brutes pour l’empire. Toutes ces théories sont purement impérialistes mais, d’un autre côté, de quelle autre manière Coudenhove aurait-il pu convaincre en 1934, des politiciens européens des vertus de son nouveau concept « Eurafrique »?
   En réalité Coudenhove ne dit rien ni sur la culture africaine ni sur les africains en général (sauf dans un passage dans Europa erwacht! il suggère vaguement que la population arabe de l’Afrique adoptera probablement la façon de vie européenne [« sich der europäischen Lebensform erschließen »], p. 220), exactement comme l’avait fait la population de la Turquie juste avant). Cependant, si nous comparons l’Eurafrique au contexte fourni par les idées culturologiques générales de Coudenhove, il est vraisemblable qu’il n’aurait pas opté pour une européanisation radicale mais plutôt pour une méthode « esprit orientale – technologie occidentale » qui était aussi une option des Eurasianistes.(15) De plus, étant donné l'inflexion remarquable que Coudenhove met sur la notion de « fusion » dès qu’il s’agit de culture, je me demande si un modèle géographique de convergence n’apparaît pas comme une possibilité pour la formation culturelle de l’Eurafrique.
 

3. Autarcie et nationalisme

Trubetzkoy et Coudenhove sont excellents au sein de cette théorie « conservatrice » qui rejoint celle d’« autarcie ». Dans le cas des eurasiens, cette autarcie [pravitel’nitsa] est, comme le disait Alexander Antoshchenko, au service du « bien-être du groupe des gens qui vivent dans ce monde autarcique et fournit à ces gens le même niveau de vie tout en préservant la variété de leurs cultures nationales ».(16)
   De la même manière, l’Eurafrique de Coudenhove révèle des traits nettement autarciques. Il insiste sur l’idée que « les colonies européennes ne peuvent que prospérer quand l’industrie européenne attribue la préférence à ses propres produits et non aux produits britanniques, américains, russes et japonais (Ee, p. 223). Toute l’Eurafrique devrait être entourée d’un mur douanier afin de repousser les pouvoirs économiques extra-européens. Pour cette même raison, les nations européennes devraient s’engager en une union monétaire (p. 238). 
   Coudenhove et Trubetzkoy prennent le modèle autarcique comme point de départ des considérations spécifiques du nationalisme aussi bien que de la gestion politique de l’identité culturelle des minorités nationales. « L’autarcie » les dirige vers un questionnement radical de l’idée de nationalité. Trubetzkoy rejette la supériorité de la culture nationale et révèle la nature hypocrite de l’universalisme, de l’humanisme et du progrès aussi bien que le caractère dépersonnalisé de la démocratie. Mais au lieu de se référer paresseusement aux principes généraux tels que le « capitalisme » ou le « socialisme », Trubetzkoy tente de repenser fondamentalement la signification de l’auto-détermination nationale. Evitant l’essentialisme culturel sous forme d’une célébration de la « culture nationale », Trubetzkoy propose une approche spatio-temporelle qui transgresse les limites des « études de caractère national » au sens d’une Kulturtypenlehre. 
   Aussi Coudenhove insiste, dans plusieurs œuvres, sur l’impossibilité de définir une « nationalité » individuelle. La notion de nationalité (Nationalbegriff) varie continuellement (p. ibid., p. 251) et une personne peut être simultanément sujet à plusieurs nationalités.(17) Cependant, le nationalisme est le produit d’une demi-culture bourgeoise comme Coudenhove l’écrit: « Comme les aristocrates nourrissaient leur appréciation d’eux-mêmes en méprisant les bourgeois, eux-aussi se sont déléctés de la même manière en utilisant la notion nouvellement découverte dans le but de mépriser les autres nations. D’une certaine manière, chaque nation se voit comme le peuple choisi, comme la Grande Nation, comme le sel de la terre » (ibid., p. 251).
   Trubetzkoy nomme ce type de nationalisme, le « nationalisme de la présomption ». Il n’a aucun rapport avec la conscience d’appartenir à une certaine culture mais il fonctionne au service du chauvinisme:

Le terme « auto-détermination nationale », que les adhérents de ce type de nationalisme aiment utiliser, surtout lorsqu’ils appartiennent à une « petite nation », peut prêter à confusion. En fait, il n’existe rien de « national » et aucune « auto-détermination » dans ces attitudes et c’est pour cela que les mouvements de la libération nationale employent souvent le socialisme qui inclut des éléments du cosmopolitanisme et de l’internationalisme(18) (p. 75).

Trubetzkoy et Coudenhove refusent « l’égocentricité » nationale qui « détruit toute forme de communication culturelle entre les êtres humains ». « L’égocentricité peut se cacher derrière le « cosmopolitanisme » qui n’est pas plus qu’une sorte d’universalisme chauviniste ayant pour but de dominer les autres. « La culture qui devrait dominer le monde […] se révèle être la culture du même groupe ethno-anthropologique dont le pouvoir suprême est le guide de tous les rêves chauvinistes », écrit Trubetzkoy (L’Europe et l’humanité, 1920, p. 5). « Par rapport à l’Eurasie, cela signifie que le nationalisme de chaque peuple de l’Eurasie (l’URSS contemporaine) devrait être combiné avec un nationalisme pan-eurasien ou eurasianiste » (« Le nationalisme pan-eurasien », p. 241). C’est pour cette raison que Trubetzkoy propose que « le premier pouvoir de toute nation non-romano-germanique soit de s’ôter toute trace d’égocentricité » (« Sur le vrai et le faux nationalisme », p. 66). Pour les Eurasianistes, il apparaît une grande capacité au « patriotisme local » maintenu par un faible patriotisme russe de l’élite. La « culture eurasienne » n’est pas simplement la somme de plusieurs cultures mais « la convergence » de toutes les cultures vers une réunion symphonique. 
   Le « nationalisme commun européen » de Coudenhove (p. 251) a une fonction identique. Trubetzkoy et Coudenhove prêchent une sorte de nationalisme « supranationale » qui serait « eurasien » pour Trubetzkoy et « européen » pour Coudenhove comme ce dernier l’écrit: 

Le concept de la nation comme communauté culturelle, et comme grande école, doit permettre d’aboutir à la conclusion que toute l’Europe est une grande nation qui est divisée en branches; les nationalistes racistes ne voient que les branches et les prennent pour des arbres parce que, semi-éduqués, ils sont incapables de voir le tronc (WE, p. 75).
 

4. Les théories de convergence

L’eurasianisme est fondé sur l’assomption que les affinités culturelles entre les russes et les asiatiques existent. « L’eurafricanisme » ne propose pas ce genre d’idée. Coudenhove ne parle pas des affinités culturelles entre l’Europe et l’Afrique, ni ne suggère que les cultures européennes et africaines doivent ou vont fusionner. Mais il ne propose pas non plus de théorie contraire. Concernant les cultures autres qu’africaines, il s’exprime clairement au sujet des frontières fluctuantes, l’impossibilité de définir les « nations » en tant qu’entités fermés selon leurs langues, cultures, états, histoires, géographies ou races (Ee, p. 173). Sur l’Europe, il écrit notmment : « Personne ne sait jusqu’où va la frontière orientale de l’Europe: jusqu’au rideau de fer, à l’Oural, à l’Océan Pacifique ? » (PE, p. 10). Et vers la fin d’Europa ewacht! il rejoint les positions eurasiennes quand il déclare que…

…du point de vue géographique, il n’apparaît pas de continent européen, juste comme il n’existe pas de continent asiatique mais uniquement un continent eurasien. (…) La notion de « l’Asie » est une invention européenne. C’est un terme générique pour toutes les parties de l’Eurasie qui ne sont pas européennes. Cette notion est aussi arbitraire que l’idée que les Chinois désignent toutes les parties non-chinoises de leur continent comme Europe. (…) La solidarité asiatique ne se fait ni par la culture, ni par l’histoire, ni par la géographie ou la race mais uniquement par l’antithèse artificielle Europe-Asie. (…) Afin d’empêcher que le mouvement naturel aspirant à l’unification de l’Asie de l’Est se transforme en un mouvement pan-asiatique et anti-européen, l’Europe doit rompre avec la vieille opposition Europe-Asie et la remplacer par l’image d’un continent eurasien divisé en cinq grandes nations: l’Inde, l’Asie de l’Est, l’Union Soviétique, le Moyen Orient, et l’Europe (p. 292). 

Des telles définitions ont dirigé les Eurasianistes vers des théories de convergence culturelle. Trubetzkoy a essayé de trouver une alternative capable de remplacer le « nationalisme zoologique » et l’universalisme culturel européen. Dès qu’il a identifié une forme hypocrite du « cosmopolitanisme » comme dernier dérivé des conceptions linéaires de l’histoire, il a été capable de présenter la culture eurasienne comme le prototype d’un nouveau cosmopolitanisme non-linéaire. Ainsi, dans le domaine de la linguistique, il a démontré que les ressemblances entre les langues n’ont pas toujours pour cause une origine commune et « naturelle » mais qu’une influence mutuelle peut entraîner des langues voisines vers une convergence. L’eurasianisme fonde le développement de la culture sur une théorie anti-Darwinienne de la convergence et Trubetzkoy présente une forme ouverte du culturalisme qui renonce à la substantialisation de la culture nationale parce que le développement culturel est basé sur un modèle non-linéaire.
   Déjà le naturaliste et philosophe historique Nicolaï Jakovlevich Danilevsky (1822-1885), prédécesseur des eurasiens critiquait au 19ème siècle le système historique hégélien parce que Hegel proposait un développement linéaire. Botaniste professionnel, Danilevsky dérivait ses théories du développement de l’histoire des tendances récentes de la science de la classification. En leur temps, les classifications unilinéaires des plantes et des animaux ont été abandonnées et remplacées par une « classification naturelle » qui divise les plantes et les animaux en un certain nombre de genres et d’organismes. Danilevsky a appliqué ce système à l’étude de la culture. Le système naturel ne classifie pas selon des critères arbitrairement choisis mais considère la sphère entière d’un phénomène en essayant de comprendre de quelle manière cette sphère est divisée en parties.(19)
   L’eurasianisme a utilisé quelques-unes des propositions de Danilevsky afin d’interpréter la culture eurasienne en tant que convergence et flux continu de différentes cultures. Quoique les parallèles entre Russie et Europe de Danilevsky et L’Europe et l’humanité de Trubetzkoy se limitent à quelques pensées concernant la Kulturtypenlehre, les propos trubetzkoyennes concernant la convergence sont liés de façon indirecte à une partie du potentiel de Danilevsky.
   Le géographe eurasianiste Savitzky appliquait directement le système naturel à la géographie. Comme Danilevsky, Savitzky refusait de diviser le monde en continents nettement définis parce qu’il s’agirait d’une « classification naturelle » qui suivrait les lignes naturelles des océans, montagnes, etc. Au lieu de cela, Savitzky propose de parler de « mondes géographiques » dans lesquels certaines qualités peuvent se superposer. L’unité de l’Eurasie par exemple, n’est pas « naturelle » mais fondée sur un modèle de convergence. Savitzky a introduit le terme mestorazvitie (développement d’espace) en tant qu’outil théorique à travers lequel on peut voir des composants socio-historiques comme parties intégrantes des conditions géographiques. L’individu, comme la personnalité, apparaît comme un « individu géographique ».(20)
   Comme Trubetzkoy, Coudenhove affirme que les apogées culturelles ont souvent été le résultat d’une fusion: « Les plus grands succès de la Chine durant le dernier millenium se sont produits au temps du régime mongole de Kublai-Khan et du règime manchou de Kang-Xi » (Ee, p. 41). En particulier, il présente l’espace géographique de l’Europe comme une entité fluide dépendante plutôt de l’imagination que des faits géographiques et politiques (PE, p. 52). Tout d’abord, comme mentionné ci-dessus, l’Europe n’est pas un continent. L’Europe est « le pont boréal reliant l’Asie à l’Afrique » (WE, p. 79). L’Empire Romain n’était pas européen mais méditerranéen; l’Empire Romain de l’Ouest arrivait à presque réunir toute l’Europe mais il embrassait aussi le Maghreb (Pan-Europe, p. 53). Finalement, le pays qui s’étend par delà la Méditerranée est la continuation géographique de l’Europe (Ee, p. 220). 
   Puis, Coudenhove déclare que l’existence de la culture germanique ou romaine est un mythe (Ee, p. 273ff). Les Eurasianistes ont dit une chose similaire sur l’existence de la « culture slave ». L’Eurasianisme et le pan-Européanisme de Coudenhove peuvent être perçus comme des tentatives culturologiques de dépasser l’égocentricité culturelle en définissant la vie formatrice non comme un développement dialectique temporel mais comme un système culturologique de la convergence. A l’intérieur de ce système convergeant de races et de cultures, le « nationalisme égocentrique » sera surmonté et un « vrai nationalisme de l’auto-conscience » (Trubetzkoy) doit « exposer à tous sa position dans le monde ». « En suivant l’auto-conscience, chaque individu vient à se connaître soi-même en tant que membre d’une nation » (« Sur le vrai et le faux nationalisme », p. 67). En ce sens, le « nationalisme » reflète un concept de la formation globale.
   Je propose que les chercheurs associent les idées eurasiennes et paneuropéennes aux théories néo-darwiniennes concernant le thème de l’évolution telles qu’elles ont été développées par Bergson et Deleuze/Guattari. Non seulement ces outils théoriques se prêtent à l’étude des phénomènes décrits mais une telle comparaison révèle le caractère contemporain des idées eurasiennes et paneuropéennes. Un des arguments principaux de la biophilosophie de Deleuze est que la « germination » n’a jamais lieu à un moment fixe et à un endroit d’origine fixe. Ce qui compte plus que la chose elle-même (l’œuf, le germe) et sa position fixe dans l’espace et le temps, est la tendance qui la pousse vers l’invention, l’innovation, l’évolution et finalement, la convergence. Bergson appelait cette tendance « l’énergie vitale ». Les manières dont les molécules interagissent dans le temps et dans l’espace apparaissent plus importantes que les entités comme les cellules. Tout ce qui existe, agit à l’intérieur d’un champ dans lequel le soi et l’autre déployent leur identité et en même temps, leur différence. Ce présent, autodéterminant de l’évolution créative n’est rendu défectueux ni par un ‘je’ subjectif ni par un environnement déterminant. L’évolution créatrice forme un système parfaitement ouvert intitulé « plaine d’immanence » que Deleuze oppose aux systèmes darwiniens fermés. 
   L’Eurasie et l’Eurafrique, comme les combinaisons d’entités spatio-temporelles « non-différentiés », peuvent être perçus comme des plateaux ou rhizomes sans structures(21) dans lesquels des actes de territorialisation et déterritorialisation, d’organisation et de rupture, forment une place chôraïque « démoniaque » stratifiée et sans limites précises.(22) Pour Savitzky, la Russie est la combinaison de la sédentarité et des éléments nomadiques de la steppe. L’Eurasie représente un modèle idéal d’un rhizome géographique deleuzien constitué de lignes sans être formé de structures profondes et métaphysiques. Des espaces comme l’Eurasie eurasianiste ou l’Europe de Coudenhove ne sont pas déterminés par une linéarité évolutionnaire, par une hiérarchie ou des orientations géométriques mais sont constitués de processus de variation et d’expansion. Comme les rhizomes, ils n’ont ni commencement ni fin mais ils débutent au milieu et ne comptent ni sur les lois transcendantales (des racines), ni sur les modèles abstraits d’unité.

Thorsten BOTZ-BORNSTEIN

Notes

[The  notes could not be added, for technical reasons. This will be remedied very  soon, however.]

* French version of :  ‘European Transfigurations: Eurafrica and Eurasia. Coudenhove-Kalergi and N.S. Trubetzkoy re-visited.’ Published in :  The European Legacy 12:5, 2007, 565-74. Presented in French at a conference in 2007.
 

 


 
 

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